Paul Poiret créateur et précurseur des Arts déco, libérateur du corps de la Femme.

Mes recherches sur le vêtement en Castille au début du XVIème siècle m’ont conduit jusqu’à l’un des promoteurs de la Haute couture parisienne à la Belle époque : Paul Poiret.

Le corset est apparue dans les Cours royales des Espagnes alors que Cristoforo Colombo découvrait les Amériques, il a disparu définitivement avec la Belle époque – et après un siècle de luttes des femmes, surtout anglaises et américaines.

Formé chez Worth, le créateur de la haute couture parisienne, Paul Poiret est un des pionniers et des préfigurateurs des Arts décoratifs, style majeur et typiquement parisien du XXème siècle.

Mondain, proche des milieux nationalistes et « revanchards », promoteur d’une architecture de qualité – il commande sa villa à Robert Mallet-Stevens – il est un grand créateur :

– du turban à aigrettes,

– de parfums,

– de fêtes – dont la célèbre « mille et deuxième nuit ».

Il fut un promoteur de la libération des femmes et du corps de la Femme.

Nous lui devons la suppression du corset au profit de la gaine et la promotion de vêtements souples, confortables et souvent érotiques.

La jupe entravée et la jupe-culotte sortent de son imagination, elles firent scandales.

Victime de la crise de 1929, il vécut de 1879 à 1944.

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Les illustrations ci-dessous, sous licences Creative Commons, illustrent sa préfiguration des Arts décoratifs, sauf la dernière « cubiste ».

licence Creative Commons Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique 2.0 générique

Les Robes de Paul Poiret – 1908, dessins de Paul Iribe.

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Dans la « Gazette du bon ton » – 1912, dessin de Paul Iribe.

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Les choses de Paul Poiret – 1911, par Georges Lepape.

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Une oeuvre cubiste

Manteau du soir de Paul Poiret – 1920, par Georges Lepape.

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Robert Mallet Stevens, villa Poiret 1924 (modifiée in 1932) – photo Philippe de Chabot, Neuilly-sur-Seine, 2008.

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La vie d’après – La lutte contre le viol crime des puissants

La lutte contre le viol crime des puissants : aux fondements du lien social et de la démocratie de la République romaine antique.

 

Two ladies fair, but most unfortunate

Have in their ruins rais’d declining Rome,

Lucretia and Virginia, both renowned

For chastity.

Appius Claudis and Virginia, John Webster and Thomas Heywood.

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Titien, le viol de Lucrèce – 1571

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Le viol est un des pires crimes.

Il détruit sa victime, par le suicide ou par la transformation en « zombie ».

Le taux de suicide est élevé. Les femmes chinoises ont « inventé » le suicide d’honneur, imitées par les femmes coréennes puis japonaises, puis la caste – criminelle – des Samouraïs.

Les survivantes sont confrontées dans de nombreux cas à la honte, la culpabilisation, l’exclusion – familiale, sociale, économique – l’exil.

Dans ce contexte criminel, le viol peut susciter des réactions sociales positives, des réactions de luttes pour la dignité, l’inclusion, la cohésion sociale. Ces exemples doivent guider notre action, dans un double sens – au-delà de l’aide au victime et de la poursuite des criminels :

– l’inclusion de ces luttes sur le terrain politique, dans le contexte de la Cité entière ;

– leur prise en charge par l’ensemble des femmes et des hommes.

L’Histoire de la Rome antique – plus exactement l’histoire mythologique de Rome – offrent deux exemples célèbres.

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Sandro Botticelli, la mort de Lucrèce – vers 1500.

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Le premier est celui de Lucrèce, le second celui de Verginia.

Lucrèce est la femme et la fille d’aristicrates romains. Elle est réputée pour sa beauté et sa vertu. Pour se distraire pendant une campagne militaire, les fils du Roi Tarquin le superbe rentrent à Rome ; ils vérifient le comportement de leur femme. Lucrèce est jugée la plus vertueuse.

Sextus  Tarquin, le plus jeune fils du Roi, la remarque. Il la viole, menaçant de la déshonorée en plaçant un cadavre d’esclave dans son lit.

Lucrèce révèle la  vérité à son père, son mari et au célèbre Brutus, puis elle se suicide.

Les familles de Lucrèce et de son mari mobilisent le peuple romain et chassent les Rois étrusques.

La traduction du récit de cet épisode par Ovide est à la fin du document.

Verginia est une jeune et belle plébéienne. Appius Claudius est un des dix « decemviri », un groupe qui a la réalité du pouvoir à Rome, une forme de dictature collective.

Verginia refuse son corps à Appius Claudius. Il la livre comme esclave à l’un de ses hommes de main.

Verginia est tué par son père, un centurion remarquable, pour qu’elle échappe à la honte.

Le peuple se révolte. L’armée – composée de plébéien – se retire sur l’Aventin. L’instittution des décemvirs est abolie, la démocratie progresse.

La traduction du récit de cet épisode par Tite-Live est à la fin du document.

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Sandro Botticelli, Histoires de Verginia – 1496 1504

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Ces deux histoires, parties historiques, partie mythiques, ont plusieurs points communs qui font enseignement.

Les points communs concernent : la personnalité des violeurs, les qualités des victimes, la relation entre le viol et l’usage du pouvoir temporel, les sanctions des criminels et des victimes.

Les deux violeurs sont des personnalités de premier plan, des personnalités connues, célèbres et appréciées. Elles ont de grandes qualités, incontestables. Elles sont jeunes, dynamiques, riches, instruites.

Sextus Tarquin est un général victorieux, inventif, rusé, courageux, une sorte d’Hannibal et d’Ulysse réunis. Fils cadet de Tarquin le superbe, il se fait chasser de Rome, il se réfugie dans la ville ennemi de Gabies dont il devient l’un des dirigeants, il exacerbe les troubles sociaux jusqu’à la guerre civile. Rome peut grâce à son action s’emparer de la ville.

Appius Claudius est l’un des pacificateurs des troubles civils entre l’aristocratie et la plèbe, un excellent administrateur. Authentique aristocrate, riche et admiré, plusieurs fois élu Consul, décemvir, il est le principal auteur de la nouvelle législation romaine.

La pratique du viol par des hommes au sommet de la gloire, dont on peut imaginer qu’ils pouvaient satisfaire leurs désirs sexuels auprès de leur conjoint, de leurs esclaves et des prisonnières de guerre, est une constante de l’histoire. De l’Antiquité à nos jours.

Les victimes sont des exemples à tous les points de vue, célébrées pour leur vertu en premier lieu. Elles sont travailleuses, prudes, modestes, belles. Elles sont porteuses de valeurs familiales et sociales : Lucrèce est aimée de son père et de son mari, la jeune Verginia de son père. Leur famille est honorable et honorée – critère important à Rome et encore en Italie.

Leur caractère peut avoir été choisi pour rendre le crime plus révoltant. Il montre aussi que nulle femme n’est protégée du viol par sa vertu, sa discrétion ou sa famille. Aujourd’hui, les victimes appartiennent à tous les milieux, à tous les âges, elles adoptent toutes les attitudes sociales.

L’attentat s’accompagne dans les deux cas d’un chantage à l’infamie : le violeur use de son pouvoir, de sa position sociale, de son argent pour faire taire la victime. Sextus Tarquin menace Lucrèce de placer un esclave mort dans son lit si elle ne se tait pas. Appius Claudius menace Verginia de la livrer comme esclave et concubine de force à l’un de ses affranchis.

Il n’est donc pas nouveau que les violeurs cherchent à briser et à salir la vie de leur victime, par l’exclusion sociale, familiale, sans hésiter à utiliser des tiers payés pour ce faire. En France, moins du quart des femmes violées déposent plainte.

Les deux victimes de viol payent de leur vie le crime dont elles ont été victimes, pour éviter le déshonneur. Lucrèce se suicide devant son père et son mari. Verginia est tué par son père.

Aujourd’hui encore, les victimes sont punies une deuxième fois : suicide, exclusion, dépression, exil. Elles le sont sous la pression des violeurs et de leur entourage, de la société et aussi parfois de leur famille.

Il est nécessaire de protéger les victimes et d’exercer un strict contrôle sur les violeurs et leur entourage.

Les auteurs des crimes sont sanctionnés de façon que l’on peut juger non proportionnée : Sextius Tarquin est exilé, Appius Claudius se suicide au cours de la guerre civile.

Les effets – positifs – des deux viols sont politiques et sociaux : les parents de Lucrèce organisent la vengeance et les Romains chassent les Tarquins, rois étrusques et étrangers, pour instaurer la République ; ceux de Verginia soulèvent la plèbe qui se retire sur l’Aventin et obtient de nouvelles Lois plus démocratiques ainsi qu’un renforcement des droits de contrôle des Tribuns de la plèbe.

Dans les deux cas, le viol apparaît comme un crime contre une personne et comme un trouble grave à l’ordre public.

L’histoire nous montre le viol exercé par les puissants aussi comme un symptôme d’un pouvoir sans contrôle et nous propose une antidote dans le renforcement des liens sociaux et le contrôle démocratique.

carla de DSL

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Ces deux tableaux d’Artemisia Gentileschi qui fut violée et qui a certainement pensé au suicide méritent réflexion. Ils sont distants de vingt-deux ans, une longue période de maturation.

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Artemisia Gentileschi, Lucretia – 1620

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Artemisia Gentileschi, Lucretia – 1642

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Lucrèce (721-852), Ovide, traduction de M. Nisard, 1857 Paris

Cependant les bataillons romains environnent Ardée; on se résigne de part et d’autre aux longueurs d’un siège. Pendant cette sorte de trêve, comme les ennemis évitent d’en venir aux mains, le soldat, inoccupé, se livre, dans le camp, à des jeux militaires. Un jour, que Sextus avait invité ses amis à boire avec lui et à faire bonne chère, nommé par eux roi du festin, il leur parle ainsi: « Tandis que nous nous consumons devant cette ville imprenable, qui nous empêche de revenir suspendre nos armes devant les dieux de nos foyers? Savons-nous ce qui se passe au lit nuptial? Savons-nous si nos femmes s’ennuient comme nous de l’absence? » Chacun de louer la sienne à l’envi ; les répliques échauffent le débat, et le vin, qu’on ne ménage pas, ne laisse refroidir ni les éloges ni la passion. Celui dont le nom rappelle la glorieuse conquête de Collatia se lève soudain. « Que prouvent tous nos discours? dit-il; jugez-en par vos yeux. La nuit n’est pas près de finir; montons à cheval; allons à Rome. »

On accepte; les chevaux sont bridés; les princes sont à Rome ; ils vont droit au palais. Point de gardes aux portes: ils entrent. La belle-fille du roi, entourée de coupes de vin, et le sein paré de guirlandes, prolongeait un festin nocturne. Sans perdre de temps, on court chez Lucrèce; elle filait; ses laines, ses corbeilles étaient çà et là autour de son lit ; sous ses yeux, à la faible lueur d’une lampe, ses femmes travaillaient aussi. « Hâtez-vous, mes filles, leur disait-elle d’une voix douce; il faudra envoyer ce vêtement de guerre à votre maître, dès que nous l’aurons achevé. Mais que dit-on ? car c’est à vous qu’il faut demander les nouvelles. Combien pense-t-on que le siège doive encore durer? Tu succomberas à la fin, Ardée: tu résistes à plus fort que toi, ville maudite, qui nous prives si longtemps de nos époux! Puissent les dieux au moins nous les ramener! Mais le mien est si téméraire! il se précipite partout où il voit briller des épées. Toutes les fois que je me le figure au milieu des combats, je me sens chanceler et mourir; un froid soudain me prend au coeur. » Ses larmes coulent à ces mots; le fil s’échappe de ses mains, et sa tête s’incline sur sa poitrine. Sa douleur lui donne une nouvelle grâce; sa pudeur brille d’un nouvel éclat dans ses larmes, et la beauté de son visage égale et révèle en ce moment la beauté de son âme. « Rassure-toi, me voici, » s’écrie Collatin, et Lucrèce, rappelée à la vie, a déjà suspendu à son cou le doux fardeau d’une épouse bien-aimée.

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Paolo Veronese, Lucretia – 1580 1583

Cependant les furies allument un feu dévorant dans le cœur du jeune Sextus; il est en proie à toutes les ardeurs d’une aveugle passion; il aime tout dans Lucrèce, et son air, et la blancheur de son teint, et l’or de sa chevelure, et ces grâces qui ne doivent rien à l’art, et ses paroles, et le son de sa voix, et la sainteté même de sa pudeur, obstacle désespérant qui ne fait qu’irriter ses désirs. L’oiseau qui annonce le jour avait déjà chanté, quand les jeunes princes rentraient au camp. Sextus ne vit plus: l’image de Lucrèce absente obsède sa raison éperdue; mille souvenirs réveillent et redoublent sa passion. « Telle était son attitude, se dit-il, telle était sa parure; c’est ainsi qu’elle tournait le fuseau, c’est ainsi que ses cheveux retombaient négligemment sur ses épaules. » Il se rappelle et ses traits et ses moindres paroles, et son teint, et l’expression de son visage, et les grâces de son maintien. Comme on voit les flots, après une violente tempête, s’apaiser et toutefois laisser voir encore qu’ils viennent d’être soulevés par les vents; ainsi, quoique l’objet adoré ne soit plus devant les yeux de Sextus, l’amour, né une fois, reste en lui; il brûle; la passion l’agite sans relâche; enfin, hors de lui, il jure d’assouvir son amour adultère, et d’entrer, par la violence et la terreur, dans le lit nuptial. « J’oserai tout, s’écrie-t-il, dussé-je oser en vain; on verra s’il est un dieu, s’il est une destinée qui donne le succès à l’audace. N’est-ce pas à force d’audace que Gabies est tombée entre nos mains? »

Il dit, prend son épée, presse les flancs de son cheval, et, au moment où le soleil allait disparaître, Collatia lui ouvre sa porte revêtue d’airain. Il entre dans la maison de Lucrèce; il y entre comme un hôte, et c’est un ennemi armé! À cause des liens de famille, il est le bienvenu. L’infortunée, cruellement trompée, et bien éloignée de soupçonner l’avenir, reçoit à sa table celui qui l’a choisie pour victime. Après le repas, l’heure du sommeil arrive; il est nuit; toutes les lumières sont éteintes dans le palais; il se lève et tire du fourreau son épée enrichie d’or; il pénètre, ô chaste épouse, jusque dans le sanctuaire conjugal, et, pressant déjà le lit: « Lucrèce, dit-il, j’ai le fer à la main; c’est le fils du roi, c’est Tarquin qui te parle. » Lucrèce ne répond rien; elle n’a plus de voix, elle n’a plus de force, elle est anéantie; elle tremble comme la brebis renversée sous la griffe du loup qui l’a surprise dans la bergerie abandonnée. Que faire? résister? femme, elle succombera dans la lutte; crier? mais le fer est là, prêt à lui donner la mort; fuir? mais elle sent peser sur son sein une main étrangère, une main qui la profane pour la première fois. L’amant farouche emploie tour à tour, pour fléchir Lucrèce, les prières et les menaces; il offre de l’or: les prières, les menaces et l’or la trouvent également inflexible. « Tu t’abuses, lui dit-il enfin; si je ne puis te forcer au crime, je pourrai te tuer du moins; et puis, celui qui aura vainement tenté l’adultère t’accusera lui-même d’adultère. J’égorgerai un esclave, et je dirai que je t’avais surprise avec lui. » La crainte d’être déshonorée à jamais l’emporte: la jeune épouse ne résiste plus.

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Simon Vouet, le meurtre de Lucrèce – XVIIème.

Mais ne te réjouis pas, ô Sextus, de ton odieuse victoire; c’est cette victoire même qui te perdra: cette seule nuit coûtera cher à la royauté des Tarquins. Le jour vient; Lucrèce est assise, les cheveux épars comme une mère qui va se rendre aux funérailles de son fils. Elle fait venir du camp son vieux père, son époux fidèle; ils arrivent aussitôt. À l’aspect de son trouble, ils lui demandent quelle est la cause d’une si grande douleur, à qui elle va rendre les derniers devoirs, et quel coup du sort l’a frappée?… Longtemps elle garde le silence, voilant son visage pour cacher sa rougeur; des pleurs coulent de ses yeux comme d’une source intarissable; son père, son époux les essuient à l’envi, la consolent, la supplient de parler; et, saisis d’une vague terreur, ils pleurent avec elle. Trois fois elle veut commencer, trois fois elle s’arrête; enfin, abaissant ses regards vers la terre, elle fait un nouvel effort. « Il faut donc, dit-elle, que je révèle moi-même ma honte! c’est un dernier outrage de Tarquin. » Elle commence alors; mais, arrivée à l’instant fatal, elle ne peut continuer le récit, et ses larmes l’achèvent, les larmes et la confusion de la pudeur outragée. « Tu n’as point failli! s’écrient le père et l’époux; tu as cédé à la violence. » – « Vous me pardonnez, dit-elle; et moi, je ne me pardonne pas! » et aussitôt elle se plonge dans le coeur un fer qu’elle tenait caché; elle tombe à leurs pieds, sanglante! Au moment où elle meurt, elle prend garde encore de tomber avec décence, et ce soin se trahit dans sa chute même.

Son père, son époux se précipitent sur ce corps inanimé; oubliant leur dignité, ils, s’abandonnent au même désespoir. Brutus arrive, et il montre enfin par son courage qu’il mérite un autre nom que celui de Brutus. Il arrache de ce cadavre qui palpite encore le fer tout baigné d’un sang généreux, et, l’agitant d’un air terrible, il prononce ces énergiques paroles: « Je te le jure par ce sang chaste et magnanime, par tes mânes, que j’atteste comme une divinité, Tarquin et toute sa race, proscrite à jamais, me paieront ta mort! C’est assez longtemps cacher qui je suis. » À ces mots, Lucrèce a entrouvert ses yeux éteints; sa tête semble avoir fait un léger signe pour applaudir à ce serment de Brutus. On porte au bûcher cette femme à l’âme vraiment virile, et, à ce spectacle, la haine, en même temps que la pitié, s’éveille dans tous les coeurs; tous les yeux sondent cette blessure. Brutus, de sa voix puissante, appelle les Romains à la vengeance, et leur dévoile tout l’attentat de Sextus. Tarquin fuit avec les siens. L’autorité passe aux mains d’un consul annuel; ce jour est le dernier de la royauté.

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Rembrandt, Lucretia – 1666

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Tite-Live, Histoire romaine, traduction de M. Nisard, 1857 Paris

Les illustrations sont de Nicolas Ge – cycle de Virginia – 1857

L’arrestation de Verginia

(1) La ville fut ensuite témoin d’un forfait enfanté par la débauche, et non moins terrible dans ses suites que le déshonneur et le meurtre de Lucrèce, auquel les Tarquins durent leur expulsion de la ville et du trône ; comme si les décemvirs étaient destinés à finir ainsi que les rois et à perdre leur puissance par les mêmes causes.

(2) Appius Claudius s’enflamma d’un amour criminel pour une jeune plébéienne. La père de cette fille, Lucius Verginius, un des premiers centurions à l’armée de l’Algide, était l’exemple des citoyens, l’exemple des soldats. Sa femme avait vécu comme lui, et ses enfants étaient élevés dans les mêmes principes. (3) Il avait promis sa fille à Lucius Icilius, ancien tribun, homme passionné, et qui plus d’une fois avait fait preuve de courage pour la cause du peuple. (4) Épris d’amour pour cette jeune fille, alors dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, Appius entreprit de la séduire par les présents et les promesses ; mais voyant que la pudeur lui interdisait tout accès, il eut recours aux voies cruelles et odieuses de la violence. (5) Marcus Claudius, son client, fut chargé de réclamer la jeune fille comme son esclave, sans écouter les demandes de liberté provisoire. L’absence du père semblait favorable à cette criminelle tentative.

(6) Virginie se rendait au forum, où se tenaient les écoles des lettres. L’attidé du décemvir, le ministre de sa passion, met sur elle les mains, et s’écrie que fille de son esclave, esclave elle-même, elle doit le suivre ; si elle résiste, il l’entraînera de force. (7)Tremblante, la jeune fille demeure interdite, et, aux cris de sa nourrice qui invoque le secours des Romains, on se réunit en foule. Les noms si chers de Verginius, son père, et d’Icilius, son fiancé, sont dans toutes les bouches. Leurs amis, par l’intérêt qu’ils leur portent, la foule par l’horreur d’un pareil attentat. se rallient à elle. (8) Déjà Virginie est à l’abri de toute violence. Claudius alors s’écria qu’il est inutile d’ameuter la foule, qu’il veut recourir à la justice et non à la violence. Il cite devant le juge la jeune fille, que les défenseurs engagent à l’y suivre.

(9) On arrive devant le tribunal d’Appius, et le demandeur débite sa fable bien connue du juge, qui lui-même en était l’auteur : il raconte que « la jeune fille, née dans sa maison, puis introduite furtivement dans celle de Virginius, a été présentée à celui-ci comme son enfant. (10) Il produira des preuves à l’appui de ses assertions, et les soumettra à Verginius lui-même, plus lésé que nul autre par cette supercherie. » (11) Les défenseurs de Virginie remontrèrent que Virginius était absent pour le service de la république ; qu’il arriverait. dans deux jours, s’il était prévenu, et qu’en son absence il serait injuste de décider du sort de ses enfants. (12) Ils demandent au décemvir que l’affaire soit renvoyée dans son entier après l’arrivée du père ; qu’au nom de la loi, son ouvrage, il accorde la liberté provisoire, et ne souffre pas qu’une jeune fille soit exposée à perdre son honneur avant sa liberté.

L’intervention d’Icilius

(1) Appius, prenant la parole, avant de prononcer son arrêt dit « Que sa sollicitude pour la liberté est écrite dans cette même loi que les amis de Verginius invoquent à leur appui. (2) Cependant elle ne saurait favoriser la liberté au point d’admettre la supposition des faits et des personnes. Certes, lorsqu’on réclame la sortie d’esclavage, comme chacun peut agir d’après la loi, la liberté provisoire est incontestable ; quant à cette fille, soumise au pouvoir paternel, il n’est personne, le père excepté, à qui le maître doive la céder. (3) Il est donc à propos qu’on fasse venir le père ; cependant le demandeur ne peut faire le sacrifice de ses droits ; il lui est permis d’emmener la jeune fille ; il suffit qu’il promette de la représenter à l’arrivée de celui que l’on dit être son père. »

(4) Au moment où l’iniquité de ce jugement excitait plus de murmures qu’il n’enhardissait de gens à réclamer, Publius Numitorius, oncle de la jeune fille, et Icilius, son fiancé, se présentent. (5) La foule leur ouvre un chemin, persuadée que l’intervention d’lcilius est le moyen le plus puissant pour résister à Appius, lorsque le licteur déclare « Que l’arrêt est prononcé, » et veut écarter Icilius, en dépit de ses cris. (6) Le caractère le plus paisible se fût enflammé à une si criante injustice. « C’est par le fer, Appius, qu’il faudra m’éloigner d’ici, si tu veux couvrir du silence le mystère de tes desseins. Cette jeune vierge sera ma femme : je la veux chaste et pure. (7) Réunis donc les licteurs de tous tes collègues, ordonne de préparer les verges et les haches ; on ne retiendra point hors de la maison paternelle la fiancée d’lcilius. (8) Non, malgré la perte du tribunat et de l’appel au peuple, les deux boulevards de la liberté romaine, nos femmes, nos enfants n’ont point été livrés encore au despotisme de vos passions. (9) Exercez votre fureur sur nos corps et sur nos têtes, mais que la pudeur soit au moins respectée. Si l’on a recours à la violence contre cette fille, nous invoquerons, moi, pour ma fiancée, le secours des Romains qui m’entendent ; Verginius, pour sa fille unique, celui des soldats ; tous, l’assistance des dieux et des hommes, et tu n’obtiendras qu’en nous égorgeant l’exécution de ton arrêt. (10) Je t’en conjure, Appius, considère deux fois où tu vas t’engager. (11) Verginius, à son arrivée, verra ce qu’il doit faire pour sa fille. Qu’il sache seulement que s’il cède un instant à Claudius, il lui faudra chercher pour elle un autre époux. Quant à moi, je ne cesserai de réclamer la liberté de ma fiancée, et la vie me manquera plus tôt que la constance. »

Appius sursoit au jugement

(1) La multitude était émue, et la lutte paraissait imminente. Les licteurs entourent Icilius ; tout se borne cependant à des menaces. (2) Appius prétend « Que ce n’est pas Virginie que défend Icilius ; mais que cet homme turbulent, et qui respire encore le tribunat, cherche à faire naître une émeute. Il ne lui en fournira point aujourd’hui l’occasion. (3) Qu’il le sache bien toutefois : ce n’est pas à ses emportements, mais à l’absence de Verginius, au titre de père, et à son respect pour la liberté, qu’il accorde de suspendre ses fonctions de juge et l’exécution de son arrêt. Il demandera à Claudius de se relâcher quelque peu de ses droits, et de permettre que la jeune fille jouisse de la liberté jusqu’au lendemain. (4) Si le père ne comparaît pas le jour d’après, il annonce à Icilius et à ses pareils que le législateur ne manquera point à sa loi, non plus que l’énergie au décemvir. Il n’aura nul besoin de réunir les licteurs de ses collègues pour mettre à la raison les auteurs de la sédition ; il lui suffira des siens. »

(5) L’injustice ajournée, les défenseurs de Virginie se retirent et décident qu’avant tout le frère d’lcilius et le fils de Numitorius, jeunes gens pleins d’ardeur, gagneront de ce pas la porte, et courront en toute hâte chercher au camp Verginius. (6) De cette démarche dépend le salut de sa fille, si le lendemain il arrive à temps pour la préserver de l’injustice. Ils obéissent, se mettent en marche, et courent à bride abattue porter au père ce message. (7) Comme le demandeur insistait pour qu’on lui assurât par caution la comparution de la jeune fille, et qu’Icilius disait s’en occuper pour gagner du temps et donner de l’avance à ses courriers, la foule, de toutes parts, leva les mains, et chacun se montra prêt à répondre pour lui. (8) Ému jusqu’aux larmes, « Merci, s’écria-t-il, demain j’userai de vos secours, c’est assez de répondants pour aujourd’hui. » Virginie est donc provisoirement remise en liberté, sous la caution de ses proches.

(9) Appius siège encore quelques instants, pour ne pas paraître occupé de cette seule affaire ; mais comme l’intérêt de celle-là absorbait toutes les autres, personne ne se présentant, il se retira chez lui pour écrire au camp à ses collègues, « de n’accorder aucun congé à Verginius, et de s’assurer de sa personne. » (10) Cet avis perfide arriva trop tard, ce qui devait être ; et déjà, muni de son congé, Verginius était parti dès la première veille. Le lendemain, furent remises les lettres qui ordonnaient de le retenir ; elles restèrent sans effet.

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Les accusations de Verginius

(1) À Rome, cependant, au point du jour, l’attente tenait, dans le forum, toute la ville en suspens, lorsque Verginius, dans l’appareil du deuil, conduisant sa fille, les habits en lambeaux, accompagné de quelques femmes âgées et d’une foule de défenseurs, s’avance sur la place publique. (2) Il en fait le tour, et sollicite l’appui de ses concitoyens. Il ne s’en tient pas à implorer leur secours, il le réclame comme prix de ses services. « C’est pour leurs enfants, pour leurs femmes, que, chaque jour, il se montre sur le champ de bataille, et il n’est point de soldat dont on cite plus de traits d’audace et d’intrépidité. Mais quel avantage en résulte-t-il, si , tandis que la ville jouit de la plus parfaite sécurité, leurs enfants ont à souffrir les horreurs que pourrait amener une prise d’assaut ? » (3) C’est ainsi qu’il haranguait les citoyens, en passant au milieu d’eux. De semblables plaintes s’échappaient de la bouche d’lcilius. Mais ce cortège de femmes en silence et en pleurs touchait plus encore que leurs paroles.

(4) Le caractère obstiné d’Appius se raidit contre ces dispositions, tant le délire, bien plus que l’amour, avait troublé son esprit ; il monte sur son tribunal. Après quelques plaintes qu’articula le demandeur « Sur ce que, pour capter la faveur du peuple, on lui avait, la veille, refusé justice, » sans lui laisser terminer sa requête, et sans donner à Verginius le temps de répondre, Appius prend la parole. (5) Le discours par lequel il motiva son arrêt peut se trouver fidèlement rapporté par quelques-uns de nos anciens auteurs ; mais aucun ne paraît vraisemblable à côté d’un jugement si inique. Je me bornerai à rapporter simplement le fait, et à dire qu’Appius adjugea la jeune fille en qualité d’esclave.

(6) La stupeur fut le premier effet d’une décision si surprenante et si atroce ; elle fut suivie de quelques instants de silence. Mais lorsque Claudius s’avança au milieu des femmes polir s’emparer de Virginie, il fut reçu avec des pleurs et des cris lamentables.(7) Verginius, levant contre Appius son bras menaçant : « C’est à Icilius , dit-il , que j’ai fiancé ma fille, et non à Appius ; c’est pour l’hymen, et non pour la honte, que je l’ai élevée. Tu veux donc, comme les brutes et les animaux sauvages, te jeter indistinctement sur le premier objet de ta passion ? Le souffriront-ils, ces citoyens ? Je ne sais ; j’espère du moins que ceux qui ont des armes ne le souffriront pas. » (8) Le groupe des femmes et celui des défenseurs repoussaient Claudius loin de la jeune fille ; mais le silence se rétablit à la voix du héraut.

La mort de Verginia

(1) Le décemvir, dans la démence de la passion, s’écrie : « Que ce n’est point seulement par les injures d’lcilius la veille, ni par la violence de Virginius, dont le peuple romain vient d’être témoin, mais encore par des avis certains qu’il est convaincu de l’existence de conciliabules secrets, tenus toute la nuit dans la ville, pour exciter une sédition. (2) Préparé à une lutte à laquelle il s’attendait, il est descendu au forum avec des hommes armés, non pour tourmenter de paisibles citoyens, mais pour réprimer, d’une manière digne de la majesté de son pouvoir, ceux qui troubleraient la tranquillité de Rome. (3) Demeurer en repos est donc la plus sage parti. Va, dit-il, licteur, écarte cette foule ; ouvre au maître un chemin pour saisir son esclave. » Au ton courroucé dont il prononce ces paroles, la multitude s’écarte d’elle-même, et la jeune fille délaissée demeure en proie à ses ravisseurs.

(4) Alors Verginius, n’espérant plus de secours : « Appius, dit-il, je t’en supplie, pardonne avant tout à la douleur d’un père l’amertume de mes reproches ; permets ensuite qu’ici, devant la jeune fille, je demande à sa nourrice toute la vérité. » (5) Cette faveur obtenue, il tire à l’écart sa fille et la nourrice près du temple de Cloacine, vers l’endroit qu’on nomme aujourd’hui les Boutiques Neuves, et là, saisissant le couteau d’un boucher : « Mon enfant, s’écrie-t-il, c’est le seul moyen qui me reste de te conserver libre. » Et il lui perce le coeur. Levant ensuite les yeux vers le tribunal : « Appius, s’écrie-t-il, par ce sang, je dévoue ta tête aux dieux infernaux. » (6) Au cri qui s’élève à la vue de cette action horrible, le décemvir ordonne qu’on se saisisse de Verginius ; mais celui-ci, avec le fer, s’ouvre partout un passage, et, protégé par la multitude qui le suit, gagne enfin la porte de la ville.

(7) Icilius et Numitorius soulèvent le corps sanglant, et, le montrant au peuple, ils déplorent le crime d’Appius, cette beauté funeste, et la cruelle nécessité où s’est trouvé réduit un père. (8) Les femmes répètent, en les suivant avec des cris : « Est-ce pour un pareil destin que l’on met au monde des enfants ? Est-ce là le prix de la chasteté ? » Elles se livrent ensuite à tout ce que la douleur, d’autant plus sensible chez elles que leur esprit est plus faible, leur inspire en ce moment de plus lamentable et de plus touchant. (9) Mais les hommes, et surtout Icilius, n’avaient de paroles que pour réclamer la puissance tribunitienne et l’appel au peuple ; et toute leur indignation était pour la patrie.

Manifestations au forum contre le décemvir Appius Claudius

(1) La multitude s’anime et par l’atrocité du crime, et dans l’espoir qu’il serait une occasion favorable de recouvrer sa liberté. (2) Le décemvir cite Icilius, et, sur son refus de comparaître, ordonne qu’on l’arrête. Comme on ne laissait pas approcher ses appariteurs, lui-même, suivi d’une troupe de jeunes patriciens, perce la foule et commande de le conduire dans les fers. (3) On voyait déjà autour d’lcilius la multitude et les chefs de la multitude, Lucius Valérius et Marcus Horatius. Ceux-ci repoussent le licteur, et offrent, si l’on prétend agir légalement, de se porter caution pour Icilius contre un homme privé ; mais, si l’on emploie la force, on y saura répondre.

(4) La lutte s’engage furieuse. Le licteur du décemvir veut porter la main sur Valérius et Horatius ; le peuple brise les faisceaux. Appius monte à la tribune, Valérius et Horatius l’y suivent ; le peuple les écoute et couvre de murmures la voix du décemvir. (5)Déjà, au nom de l’autorité, Valérius ordonne aux licteurs de s’éloigner d’un simple citoyen ; Appius, dont le courage est abattu, et qui craint pour sa vie, se réfugie dans sa maison, voisine du forum, à l’insu de ses adversaires et la tête enveloppée de sa toge.

(6) Spurius Oppius, voulant prêter secours à son collègue, se précipite, d’un autre côté, sur la place, et voit l’autorité vaincue par la force. Il flotte ensuite entre mille partis opposés, entre mille conseils différents, qu’il s’empresse tour à tour d’accueillir ; il se décide enfin à convoquer le sénat. (7) Ainsi, voyant que la plus grande partie des patriciens désapprouvait la conduite des décemvirs, et, dans l’espoir que le sénat mettrait un terme à leur puissance, la multitude s’apaise. (8) Le sénat fut d’avis qu’il ne fallait point irriter le peuple, et qu’on devait songer surtout à empêcher que l’arrivée de Verginius à l’armée n’excitât quelque mouvement.

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Déclaration de Verginius au camp ; l’armée s’installe sur l’Aventin

(1) On dépêche donc au camp, qui se trouvait alors sur le mont Vécilius, les plus jeunes sénateurs, pour recommander aux décemvirs d’arrêter à tout prix la révolte parmi les soldats. (2) Mais Verginius y avait excité une effervescence plus grande encore que celle qu’il avait laissée à Rome. Outre qu’il parut avec une escorte de quatre cents citoyens que l’horreur de ces indignités avait amenés de la ville avec lui, (3) l’arme qu’il tenait toujours à la main, le sang dont il était couvert, attirent sur lui les regards. D’ailleurs, toutes ces toges, dispersées dans le camp, en grossissaient le nombre, et offraient l’apparence d’une multitude de citoyens.

(4) On lui demande ce que c’est ; il n’a que des larmes pour toute réponse. Mais sitôt que l’empressement de ceux qui accouraient eut réuni une foule nombreuse, on fit silence, et Verginius raconta les faits comme ils s’étaient passés. (5) Levant ensuite des mains suppliantes vers ses compagnons d’armes, il les conjure : « de ne pas lui imputer un crime qui est celui d’Appius Claudius ; de ne pas se détourner de lui comme du bourreau de son enfant. La vie de sa fille lui eût été plus chère que la sienne propre, s’il avait pu la lui laisser libre et pure ; mais la voir comme une esclave entraînée à la honte ! Non! La mort de ses enfants lui semblait préférable à leur ignominie, et sa piété paternelle avait pris les formes de la cruauté. (7) Il n’eût pu survivre à sa fille, sans l’espoir de venger sa mort avec l’aide de ses frères d’armes. Eux aussi ont des filles, des soeurs, des épouses : la mort de son enfant n’a point éteint la passion d’Appius ; l’impunité accroîtra son audace. (8) Par le malheur d’autrui qu’ils apprennent à se mettre en garde contre de pareils outrages. Pour lui, le destin lui a ravi sa femme ; sa fille, à qui il n’était plus permis de vivre chaste, est morte tristement, mais avec sa vertu. (9) Appius ne peut plus assouvir ses infâmes passions dans sa famille ; toute violence qu’il pourrait tenter sur sa personne sera repoussée avec le même courage dont il défendit sa fille. C est aux autres de veiller sur eux et sur leurs enfants. »

(10) Aux cris de Verginius, la foule répondit : « qu’elle ne manquera ni à sa douleur ni à la liberté. » Les citoyens en toge, mêlés aux soldats, font entendre les mêmes plaintes ; ils font sentir combien ce spectacle avait été plus affreux que ce simple récit ; ils annoncent en même temps que c’en est déjà fait des décemvirs à Rome. (11) D’autres, arrivés plus tard, disent qu’Appius, à demi-mort, a fui en exil ; tous enfin poussent les soldats à crier aux armes, à saisir leurs enseignes, et à partir pour la ville. (12) Les décemvirs, troublés de ce qu’ils voient et de ce qu’ils apprennent de Rome, courent sur différents points du camp, calmer l’agitation. S’ils emploient la douceur, on ne leur répond pas ; s’ils invoquent leur autorité, « ils ont affaire à des hommes et à des hommes armés. »

(13) Les soldats marchent en ordre vers la ville, et occupent l’Aventin. À mesure qu’on accourt, ils exhortent le peuple à recouvrer sa liberté et à créer des tribuns. Du reste, point de menaces. (14) Spurius Oppius convoque le sénat : celui-ci se refuse à toute mesure violente ; car les décemvirs eux-mêmes ont provoqué cette sédition. (15) On envoie trois députés consulaires, Spurius Tarpéius, Gaius Julius, Publius Sulpicius, demander, au nom du sénat : « En vertu de quels ordres les soldats ont quitté le camp ? ce qu’ils prétendent faire en occupant armés le mont Aventin ? Ont-ils abandonné la guerre contre l’ennemi pour s’emparer de leur patrie ? »

(16) À ces questions les réponses ne manquaient point ; mais il manquait quelqu’un pour les faire. On était encore sans chef avoué, personne n’osant s’exposer seul à tant de haines. Seulement, un cri unanime s’éleva de la multitude ; elle demande qu’on lui envoie Lucius Valérius et Marcus Horatius : c’est eux qu’on chargera d’une réponse.

Création des tribuns militaires (449) ; inquiétude au sénat

(1) Au départ des députés, Verginius fait sentir aux soldats que, « dans une affaire de peu d’importance, ils viennent de se trouver embarrassés par le défaut de chefs ; leur réponse, sage d’ailleurs, est plutôt l’effet d’un accord fortuit qu’une mesure concertée en commun. (2) Il les engage à nommer dix d’entre eux, chargés de la direction suprême, et de les décorer d’un titre militaire en les appelant tribuns des soldats. (3) Et, comme on voulait tout d’abord lui déférer cet honneur : « Remettez, dit-il, le choix dont vous m’honorez à des temps meilleurs et pour vous et pour moi. (4) Ma fille, restée sans vengeance, m’empêche de goûter aucune gloire. D’ailleurs au milieu des troubles de la république, il ne vous convient point d’avoir à votre tête les hommes chargés des plus fortes haines. (5) Si je puis vous servir utilement, je le ferai aussi bien simple particulier. » (6) Ainsi donc, on crée dix tribuns des soldats.

L’armée envoyée contre les Sabins n’était pas plus tranquille. (7) Là aussi, excités par Icilius et Numitorius, les soldats se séparent des décemvirs. Le meurtre de Siccius, dont ils nourrissaient le souvenir, n’agitait pas moins les esprits que l’histoire de Virginie, victime d’un si houleux libertinage. (8) Icilius, dès qu’il apprit la création des tribuns des soldats sur l’Aventin, craignit que l’impulsion donnée par les comices militaires ne se fit sentir sur ceux de la ville et n’amenât la nomination des mêmes hommes. (9)Au fait des assemblées populaires et aspirant lui-même à ces honneurs, il fait nommer aux siens, avant de marcher sur Rome, un égal nombre de ces magistrats avec la même autorité. (10) Ils entrent par la porte Colline, enseignes déployées, traversent la ville en rangs, et se rendent sur l’Aventin. Là, réunis aux autres, ils chargent les vingt tribuns de nommer deux d’entre eux à la direction suprême des affaires. (11) Les suffrages se réunissent sur Marcus Oppius et Sextus Manilius.

Le sénat, craignant pour l’avenir de la république, s’assemblait tous les jours, et consumait le temps en disputes plutôt qu’en délibérations. (12) On reprochait aux décemvirs le meurtre de Siccius, l’indigne passion d’Appius et les désastres des armées. On était d’avis que Valérius et Horatius se rendissent sur l’Aventin ; mais eux s’y refusaient, à moins que les décemvirs ne déposassent les insignes de leur magistrature, expirée dès l’année précédente. (13) Les décemvirs se plaignent qu’on les dégrade et protestent qu’ils ne déposeront point leur autorité qu’on n’ait adopté les lois pour l’établissement desquelles on les a créés.

 

La plèbe s’installe sur le mont Sacré. Les décemvirs acceptent de démissionner

(1) Persuadé par les conseils de Marcus Duillius, ancien tribun, qu’il n’obtiendrait rien en prolongeant ces négociations, le peuple passe de l’Aventin sur le mont Sacré. (2) « Tant qu’ils n’abandonneront pas la ville, assurait Duillius, ils n’inspireraient au sénat aucune inquiétude ; le mont Sacré devait lui rappeler la constance du peuple ; il saurait que le rétablissement de la puissance tribunitienne peut seule ramener la concorde. » (3) Partis par la toute de Nomentum (voie Nomentana), appelée alors route de Ficuléa (voie Ficulensis), ils vont établir leur camp sur le mont Sacré, imitant la modération de leurs pères, et sans se livrer à aucune violence. Le peuple suivit l’armée, et pas un de ceux à qui l’âge le permettait ne resta en arrière. (4) À leur suite venaient leurs femmes, leurs enfants, demandant avec douleur pourquoi ils les laissaient dans une ville où la pudeur, la liberté, rien n’était sacré.

(5) Rome n’était plus qu’une vaste et étrange solitude ; on ne voyait que quelques vieillards dans le Forum : il parut un désert quand on convoqua le sénat. Déjà plusieurs voix, jointes à celles de Valérius et d’Horatius, s’écriaient : (6) « Qu’attendez-vous encore, sénateurs ? Si les décemvirs ne mettent pas une borne à leur obstination, souffrirez-vous que tout périsse dans une conflagration générale ? Quelle est donc, décemvirs, cette autorité que vous tenez comme embrassée? Est-ce pour les toits et les murailles que vous ferez des lois ? (7) N’avez-vous pas honte de voir dans le forum plus de vos licteurs que de citoyens en toge ? Que ferez-vous si l’ennemi marche sur vous ? Que ferez-vous si le peuple, voyant sa retraite sans effet, se présente en armes ? La chute de Rome est-elle nécessaire pour amener celle de votre autorité ? (8) Il faut vous passer du peuple ou lui rendre ses tribuns. Nous nous passerons plutôt, nous, de magistrats patriciens, que les plébéiens des leurs. (9) Avant de connaître, avant d’avoir éprouvé cette puissance, ils en arrachèrent l’établissement à nos aïeux : maintenant qu’ils en ont goûté les avantages, pensez-vous qu’ils veuillent y renoncer ; dans un moment surtout où l’autorité n’emploie pas assez de ménagement pour qu’ils ne sentent pas la nécessité d’un appui ? » (10) Ces reproches retentissent de toutes parts, et les décemvirs, vaincus par cette unanimité, s’en remettent à la discrétion du sénat. Ils prient seulement et préviennent les sénateurs de les protéger contre la haine publique, pour que leur supplice n’accoutume pas ce peuple à voir répandre le sang des patriciens.

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Réconciliation du peuple romain

(1) Alors Valérius et Horatius reçoivent mission de se rendre auprès du peuple, de lui faire, pour son retour, les conditions qu’ils jugeront convenables, et de préserver les décemvirs de la haine et de l’exécration de la multitude. (2) Ils partent, et les transports de joie du peuple les accueillent au camp. C’étaient sans contdarkredit ses libérateurs ; leurs efforts avaient commencé le mouvement et allaient le terminer. On leur rendit des actions de grâces à leur arrivée.

Icilius parla au nom de tout le peuple. (3) Ce fut lui encore qui traita des conditions. Les députés demandèrent qu’on leur exposât ce que voulait le peuple ; interprète des résolutions prises avant leur arrivée, Icilius fit des propositions de nature à prouver que le peuple comptait plus sur la justice de ses demandes que sur ses armes. (4) Il exigeait, en effet, le rétablissement de la puissance tribunitienne et de l’appel au peuple, qui, avant la création des décemvirs, étaient la sauvegarde du citoyen, et une amnistie générale pour tous ceux qui avaient engagé les soldats ou le peuple à se retirer pour recouvrer leur liberté. (5) Les décemvirs seuls furent de sa part l’objet d’une demande cruelle. Il trouvait juste qu’on les lui livrât, et menaçait de les brûler vifs.

(6) Les députés répondirent : « Les demandes que vous avez délibérées en commun sont si justes, qu’on vous les eût de plein gré proposées : vous demandez des garanties pour votre liberté et non la faculté de nuire à celle des autres. (7) Votre ressentiment se pardonne ; mais on ne saurait l’autoriser. En haine de la cruauté, vous devenez cruels, et presque avant d’être libres, vous voulez déjà tyranniser vos adversaires. (8) Est-ce donc que notre cité ne fera jamais trêve aux vengeances des patriciens contre le peuple, ou du peuple contre les patriciens ? Le bouclier vous convient mieux que l’épée. (9) C’est assez, c’est bien assez abaisser vos adversaires, que de les réduire à une égalité parfaite de droits, de leur ôter les moyens de nuire aux autres, en empêchant qu’on leur nuise. (10) Au reste, voulez-vous un jour qu’on vous darkredoute ? Recouvrez d’abord vos magistrats et vos droits ; arbitres de nos personnes et de notre fortune, vous prononcerez alors selon les causes. Aujourd’hui, il vous suffit de revendiquer votre liberté. »

Poème et peinture du jour – Parce que de la viande était à point rôtie…

Stéphane Mallarmé
Poèmes de jeunesse

Parce que de la viande était à point rôtie…

Parce que de la viande était à point rôtie,
Parce que le journal détaillait un viol,
Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie
La servante oublia de boutonner son col,

Parce que d’un lit, grand comme une sacristie,
Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,
Et qu’il n’a pas sommeil, et que, sans modestie,
Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,

Un niais met sous lui sa femme froide et sèche,
Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche
Et travaille en soufflant inexorablement :

Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête,
Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,
Ô Shakespeare, et toi, Dante, il peut naître un poète !

Bartolomeo Veneto, Coutisane – premier tiers XVIème.

Sans doute Lucrèce Borgia.

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*

Une cellule de la Lombardie.

Cahier interdit dans la prison.

Une cellule de la Lombardie.

« Il y a une vie après ».

La sœur prend mes mains. Ses mains serrent mes deux poignets. Ses yeux sont bleus, un bleu clair, faible.

Elle est douce, je respecte son autorité.

Plus tard, je prendrai ainsi les mains d’Occéane pour la dominer avec douceur.

Je prendrai aussi ainsi celles de K, pour la consoler de la maladie de son mari.

 

« Prima et dopo ».

La sœur utilise le titre d’un roman d’Alba.

Elle sait que je les lis, l’un après l’autre.

Elle sait que je pleure chaque soir, à cette heure ci.

Elle sait que j’écris chaque jour ma détresse sur un cahier. Un petit cahier noir, à la couverture cartonnée, comme celui de Michele dans le roman d’Alba.

Elle sait que je lis Gramsci.

Elle sait que je suis révolutionnaire.

Je deviendrai communiste, puis anarchiste.

La cellule est vaste, presque carré.

Peut être40 mètrescarrés, plus même.

Les murs sont en pierre, brute, nus.

Une pierre calcaire, grossière, froide, parsemée de trous.

Elle était sale.

J’ai lavé cette pierre à l’eau et au savon.

Elle est brune et miel.

Je montais les seaux d’eau propre, je descendais les seaux d’eau sale.

Souvent, une ou deux filles venaient m’aider, sans m’avertir, en discutant.

Des Lombardes, elles se moquent de mon accent.

J’ai pris l’usage de me taire.

Je travaille au Lycée.

Je travaille dans ma cellule.

Je travaillerai ainsi, chaque jour, de longues années, tristes souvent, heureuses parfois, constructives toujours.

 

Maintenant, les filles m’apprécient.

J’aide à des devoirs de français, d’anglais, de maths, d’histoire, d’économie pour elles.

Elles viennent, nous travaillons ensemble.

Les sœurs apprécient ce travail, discret, sans statut, de confiance.

Le travail de lavage des murs, du sol a duré tout au long d’un hiver.

Je resterai dans cette cellule deux hivers et un été.

Je n’ai jamais quitté cette cellule.

J’aurai une place dans un Donjon, plus tard.

Le sol d’immenses carreaux de terre cuite est chaud l’été, glacé l’hiver.

Il est solide. Il me rassure.

J’ai lavé le sol, j’ai ciré le sol, sale et tâché avant mon arrivée.

Il est rouge foncé, brun.

Sa propreté est absolue.

Souvent, une fille vient dormir ici l’été.

L’été mes pieds se chauffent doucement sur le sol.

L’hiver, il refroidit cette pièce sans chauffage.

Je reste habillée toute la journée l’hiver, je dors avec des pulls et des chaussettes.

L’été mon corps est fou.

Je travaille tard dans la nuit, presque nue.

Je me masturbe trois ou quatre fois chaque nuit.

Août, septembre et octobre sont les mois les plus douloureux pour mon désir sans Objet.

A Milan, je connaitrai une addiction sexuelle, violente.

A Paris, je retrouverai un plus grand équilibre, un corps moins provocateur, des nuits toujours courtes l’été mais moins folles.

Lors de mes voyages à Milan, je conserverai cette folie pendant les jours chauds, orageux de Lombardie.

Pour atteindre ma cellule, isolée, il faut monter deux étages immenses d’un escalier circulaire étroit, un escalier à vis.

Ma cellule est au sixième niveau, sous les toits.

Les marches sont hautes, de largeur variable.

Tout est en pierre calcaire fine.

L’hiver, il est froid, l’été j’ai du mal à respirer son air poussiéreux.

J’éternue, l’hiver à cause des moisissures, l’été à cause de la poussière.

Il reste sombre à midi au solstice d’été, Saint-Jean.

Parfois, l’été, je blesse mes pieds nus sur la pierre.

La douleur est intense, j’y suis habituée.

Plus tard, mon Maître me délivrera en mettant à jour mon masochisme.

Parfois, les filles montent par l’escalier pour une aide à leur devoir, pour le lendemain.

Elles sont insouciantes.

Elles sont jeunes, je suis déjà alourdie par la vie.

Ce sont les seules visiteuses, avec la sœur, celle qui m’aide et me surveille.

Les filles savent que je ne suis pas une orpheline biologique.

Elles ne savent pas que la juge m’a placé ici.

Elles savent que je suis violente, agressive, honnête, dissimulée.

Je leur parle toujours avec douceur, je suis patiente.

Je lis les lettres du bagne de Louise Michel.

Je rêve d’être institutrice comme elle.

Je ne serai jamais enseignante.

Je brûlerai mon début de thèse, deux jours avant de quitter Milan.

Je brutaliserai Nadjma, elle aura été jusqu’à son jury de thèse.

J’ai oublié mes parents.

J’ai oublié mon frère et ma sœur.

Angela et Antonio me manquent.

Ils me manqueront toujours.

A Paris, je garderai une photo d’eux, Piazza del Popolo, peu après la libération de Rome.

Ils sont jeunes, la place est vide.

Je connais une place saturée de voitures, les unes garées en désordre, les autres entassées et polluantes.

Je connaitrai une place vidée de nouveau de ces voitures.

La gare de Viterbo est juste à côté de la Piazza del Popolo.

Je venais de Viterbo à Rome, avec des garçons.

Ils payaient les deux billets.

Je les récompensais, souvent dans le long du Tibre, ou dans les toilettes du train de retour.

Je souffrirai sans fin de cette déchéance.

J’aurai une image puante, sale, merdeuse, dangereuse des quais le long du Tibre.

Je hais ce lieu.

 

La cellule n’a qu’une porte, elle ouvre sur l’escalier et une vaste pièce.

Je dois avoir des précautions en ouvrant la porte de ma chambre, à ne pas tomber dans l’étroit escalier.

Je garderai la peur de ce surplomb d’escalier.

La vaste pièce est une ancienne buanderie.

Ma chambre a dû être une réserve de draps et de vêtements, sales et propres.

La pièce est embellie par deux cheminées, immenses, qui se font face.

La fenêtre sur la cour, lointaine, sombre l’hiver, faite de soleil l’été, fait face à des fours et à des vasques de grande taille.

J’y lave mes vêtements, à l’eau froide.

Je me lave, le matin et le soir.

Je conserverai cette habitude.

Je ne conserverai pas l’habitude de ne pas repasser mes vêtements.

Je n’ai pas de maquillages, juste une brosse à cheveux et une brosse à dents, des ciseaux, pour les ongles.

A Paris, j’abuserai du maquillage.

Un long couloir conduit à des toilettes.

Je les parfume à l’eau de javel, chaque jour.

Les douches sont deux étages plus bas, au bout de deux couloirs, longs, larges de plusieurs mètres.

Je les appelle « la gare ».

Je me douche le soir tard, juste avant de dormir.

Je rentre dans l’ombre des couloirs.

Il y a une cheminée haute, peu profonde, large de trois mètres face à mon lit.

Parfois, je rentre dedans.

J’appelle ce lieu, le cœur de la cheminée : « l’enfer ».

J’y expie mes fautes.

Je pense y être brûlée vive.

Personne ne sait que j’ai battu ma mère.

Son sang a coulé.

Personne ne sait que j’ai craché sur ma mère.

Personne ne sait que je méprise mon père.

J’ai son image, il regarde ma mère me battre.

A Paris, j’aurai cette image. Je l’aurai lorsque je regarderai L, mon fils.

« Rosa, il y a une vie après. »

A l’arrivée, j’ai choisi ce nom, en hommage à Rosa Luxemburg.

« Nessuno torna indietro. » Héraclite a dit la même chose qu’Alba, de façon plus poétique : « On ne se baigne jamais dans le même fleuve. »

La sœur parle.

Elle sait que j’ai volé.

Elle sait que j’ai participé à un trafic de substances illicites.

Elle sait que j’ai choisi de devenir une orpheline.

Elle sait que j’ai fui Rome.

Elle sait la catastrophe.

Elle s’assied sur l’une des deux chaises.

Nous prions.

Je regarde le plafond.

Il est haut.

Les poutres sont naturelles, sans doute du châtaignier, brun foncé.

Le parquet est clair, sale.

Les toiles d’araignées sont quatre mètres au-dessus de moi.

Il n’y a pas de fenêtre.

Il y a une longue série de lucarnes, longues, étroites, hautes d’une cinquantaine de centimètres au ras du plafond.

Je peux les ouvrir avec des cordons.

La pièce vit avec le soleil.

L’hiver, je n’y connais que la nuit.

L’été je n’y connais que le jour et le sommeil.

Les traces du soleil sur les murs et le sol sont plutôt rares.

Les lucarnes s’ouvrent au sud, à un air aérien.

Les lucarnes font face à la grande table qui me sert à tout.

C’est mon bureau, j’y travaille.

Je lis, j’écris.

J’emprunte des livres aux bibliothèques.

J’ai en permanence une pile de livres en cours de lecture.

Je garderai cette habitude dans les familles d’accueil, puis chez Altaïr et chez moi, à Paris.

Avec mon Maître, j’aurai aussi l’habitude d’écrire : « Non so immaginare la mia vita senza la scrittura. »

L’âge adulte est venu avec l’écriture, l’écriture d’une esclave aimée.

 

Je cache quelques livres dans mon armoire.

L’armoire est petite, simple.

Je m’habille de pantalons de type jeans, de baskets, de pulls.

Ils sont propres, pliés.

Les soutiens-gorge et les culottes sont simples, noires ou blanches.

L’habitude viendra d’une surconsommation de lingerie de luxe.

Le lit est un lit en fer, inconfortable et chaud.

Il est contre le mur, face aux lucarnes.

Je dors coincé contre le mur, le dos tourné à la lumière.

La femme de Antonio Gramsci, Julka Schucht, avec ses fils Delio et Giuliano

Poème et peinture du jour – solitude.

O! Solitude, my sweetest choice
Places devoted to the night,
Remote from tumult, and from noise,
How you my restless thoughts delight !
O Heavens! what content is mine,
To see those trees which have appear’d
From the nativity of Time,
And which hall ages have rever’d,
To look to-day as fresh and green,
As when their beauties first were seen!… »

Katherine Philips

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La solitude ne m’est pas donnée, je la gagne. Je suis conduit vers elle par un souci de beauté. J’y veux me définir, délimiter mes contours, sortir de la confusion, m’ordonner.

Journal du voleur, Jean Genet – 1949

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Uomo solitario, o angelo o demone.

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Bisogna essere molto forti per amare la solitudine.

Pier Paolo Pasolini

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File:Frank Bramley - Delicious Solitude 1909.jpg

Frank Bramley, délicieuse solitude – 1909.

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File:Jean Jacques Henner - Solitude.jpg

Jean-Jacques Henner, solitude – fin du XIXème.

Albrecht Dürer à Venise : trois femmes et douze mystères.

Monogramme d’Albrecht Dürer – 1498

File:Albrecht Dürer - Monogramm.png

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Trois femmes occupent une place particulière dans l’oeuvre de Dürer, 1471 – 1528.

Toutes trois sont vénitiennes, ou peut être pour la première lombarde. Leur identité est inconnue : elles restent anonymes.

Elles sont les seules femmes peintes par Dürer en dehors de sa famille et des cours princières.

Elles ont pour noms : la vénitienne, la jeune vénitienne et la jeune femme au béret rouge.

Ces femmes s’inscrivent dans la double aventure d’Albrecht Dürer avec Venise : chacun de leur portrait est plein de mystères.

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Le premier séjour du peintre à Venise se situe en 1594 – 1595.

Il est jeune, il vient de terminer son apprentissage, à une époque où les peintres sont des artisans et non des artistes. Albrecht sera l’un de ceux qui dégageront l’artiste de l’artisan par leur autorité et leur talent, tout en restant un « honnête facteur ».

Il visite la Vénétie et la Lombardie.

L’aquarelle est son moyen d’expression préféré.

Le village d’Arco.

File:Burg arco dürer 1495.JPG

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Dosso di Trento

File:Dosso-di-Trento.jpeg

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On dispose d’un autoportrait de Dürer peu de temps avant son départ à Venise.

Portrait de l’artiste tenant un chardon – 1493

File:Albrecht duerer selbstportr.jpg

La symbolique du chardon reste difficile à comprendre, elle est le premier mystère des séjours de Dürer à Venise.

Dürer ne doit pas encore savoir en 1493 que les homosexuel(le)s sont marqué(e)s au fer rouge du dessin d’une fleur de chardon par l’Inquisition, le plus souvent avant d’être fouetté(e)s puis brûlé(e)s à petit feu.

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Le second séjour dure presque trois ans, de 1505 à 1507.

Dürer est un artiste reconnu, un homme déjà mûr à une époque où la vie est courte.

Il vit intégré à la société vénitienne, vendant de « petites toiles » pour financer son séjour, logeant chez des habitants, loin de la colonie de langue allemande.

Il va rendre visite à ses amis dans plusieurs villes d’Italie du nord.

Son succès suscite la jalousie de certains peintres vénitiens, il aurait été victime de tentatives d’empoisonnement.

Ses oeuvres sont profondes, colorées ; les sujets sont traités de façon ample.

Portrait en 1506

File:Rosenkranzfest Selbstbildnis Duerers.jpg

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La fête du rosaire 1506

File:Albrecht Dürer 099.jpg


Dürer approfondît sa foi pendant son séjour.

Il participe au mouvement évangélique ; il sera l’un des premiers Réformés, partisan de réformes radicales sans violences.

Jésus enseignant parmi les Docteurs – 1506

File:Christ Among the Doctors 01.jpg

C’est au cours de son second séjour que Dürer modifie sa représentation des Madones, passant de vêtements « à l’allemande » à des vêtements à l’italienne.

1494 – 1497

 File:Albrecht Dürer 025.jpg

1518

File:Durer, madonna in preghiera.jpg

Découvrant ce tableau à Berlin, mon fils a dit : « une Italienne ! ».

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Il peint trois – ou quatre – portraits de femmes durant son deuxième séjour vénitien.

Les oeuvres de Dûrer sont rares, ses oeuvres vénitiennes encore plus : une demi-douzaine. Le portrait profane de femmes ne l’a jamais intéressé ; il n’a peint de façon certaine, en dehors de sa famille, que trois portraits de femmes : les trois vénitiennes.

Depuis plus de dix ans, je m’interroge sur ces trois femmes et sur les mystères de ces portraits.


Portrait d’une vénitienne – 1505

File:Albrecht Dürer 089.jpg

Ce tableau est celui qui m’émeut le plus.
Curieusement, ce tableau peint par Dürer dès son arrivée à Venise à l’automne est resté inachevé, alors qu’il disposait de temps pour le faire.
Pourquoi un tableau inachevé ?
De façon encore plus mystérieuse, la jeune fille est habillée à la mode lombarde, ce qu’il est difficile d’accepter sans explications pour une vénitienne.
Troisième mystère, la jeune fille porte un “guilledou”, ce ruban de couleur brune à l’épaule. Marque extérieure des prostituées en Italie du nord, en Catalogne et dans le sud de la France, il n’a pas été imposée par l’Inquisition à la fière Venise où les prostituées portent des vêtements particuliers et respectent un règlement strict, sanctionné du fouet.
Trois mystères donc.

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La jeune vénitienne – 1506

File:Albrecht Dürer 088.jpg

Le tableau est signé du monogramme d’Albrecht Dürer, en haut à droite.
Curieusement, la robe de la vénitienne porte les initiales du peintre, selon son style. Habituellement, les robes pouvaient porter les initiales de celle qui la portait.
Il serait intéressant de savoir pourquoi AD a “marqué” ainsi la vénitienne de ses initiales. Il n’y a nulle trace de l’achat d’une esclave par Dürer à Venise lors de son séjour.
Deuxième singularité de ce portrait : le fond du tableau représente le ciel, et peut être la mer. Le choix d’un fond de portrait figuratif est une singularité dans l’oeuvre de Dürer dont le sens reste à expliquer.
Enfin, Dürer a choisi un style “sfumato”, unique chez lui.
Le style “sfumato” a été inventé par Leonardo da Vinci, il n’a été utilisé que par des Italiens, les peintres flamands maîtrisant une technique voisine. Leonardo séjournait en Italie du nord pendant le séjour de AD à Venise ; la seule explication serait qu’AD et Leonardo se seraient rencontrés, l’un peignant ses quatre femmes vénitiennes et l’autre la première partie de la Joconde, en style “sfumato”.
Trois mystères également pour ce tableau.

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Portrait d’une jeune femme avec un béret rouge – 1507

File:Albrecht Dürer 092.jpg

Ce tableau a beaucoup intéressé les artistes, Picasso a produit en hommage un “avatar” – la femme au béret rouge – en 1937.
Il est celui qui m’intrigue le plus.
La première question concerne encore les liens entre Albrecht et Leonardo : ce dernier a peint plusieurs “hommes avec un béret rouge”. AD a donc inversé le sexe du porteur de béret.
La deuxième concerne le béret rouge lui même : à cette époque, les châpeaux sont en Allemagne, surtout s’ils sont rouges, un signe de reconnaissance des prostituées. Ce signe est utilisé pour provoquer le désir par Cranach.
La troisième concernait le sexe du modèle.
Certains critiques machistes on voulu voir dans cette jeune fille un jeune garçon. Il me semble plus évident d’une part, que le modèle est une modèle et d’autre part, qu’elle est la modèle de Jésus enseignant parmi les Docteurs. La question est alors de savoir pourquoi AD a choisi une jeune fille pour modèle de Jésus, au risque des mesures sévères de punition de l’Inquisition.
Trois autres mystères pour ce tableau.

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Enfin, dernier mystère : Dürer a peint non pas trois femmes “profanes” à Venise, mais quatre. Les quatre portraits constituaient un ensemble.

 L’un deux a disparu sans laisser aucune trave dans l’histoire, alors que Dûrer a été recherché par les amateurs d’Arts de son vivant.

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Dürer promeut une image humaniste des êtres humains.

Sa formation de mathématicien, ses recherches en anatomie, en mathématiques et ses activités d’ingénieur ont contribué sans doute à cette posture.

Johann Wolfgang Goethe dit de lui :

« Je ne puis dire à quel point je hais nos artistes poudrés peintres de marionnettes : ils ont séduit les femmes avec leurs poses théâtrales leurs visages aux couleurs fausses et leurs vêtement bariolés. O viril Albrecht Dürer, bafoué par les ignorants, combien autrement j’admire tes traits burinés. »

« Ne rien sous-estimer, ne rien tourner en ridicule, ne rien embellir, ne rien enlaidir, que le monde soit pour toi comme l’a vu Albrecht Dürer, avec sa vitalité et sa virilité, sa force intérieure, sa fermeté« .

Etude géométrique et anatomique des proportions du corps humains.

File:Anatomical and geometrical proportions - Albrecht Dürer.png

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Cette image scientifique et compassionnelle ira jusqu’à inclure l’humain dans un sujet douloureux, qui est souvent traité de façon académique et prétexte à un érotisme voyeur malsain et méprisant : le suicide de Lucrezia après son viol.

Le suicide de Lucrezia – 1518

File:Durer, lucrezia.jpg

Poème et peinture du jour.

1er mai 2011.

 
Quelle soie aux baumes de temps, par Stéphane Mallarmé.

Quelle soie aux baumes de temps
Où la Chimère s’exténue
Vaut la torse et native nue
Que, hors de ton miroir, tu tends!

Les trous de drapeaux méditants
S’exaltent dans notre avenue:
Moi, j’ai la chevelure nue
Pour enfouir mes yeux contents.

Non! La bouche ne sera sûre
De rien goûter à sa morsure
S’il ne fait, ton princier amant,

Dans la considérable touffe
Expirer, comme un diamant,
Le cri des Gloires qu’il étouffe.

File:1855 Ary Scheffer - The Ghosts of Paolo and Francesca Appear to Dante and Virgil.jpg

Ary Scheffer
Les ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent 
à Dante et à Virgile - 1855.

Alice Prin, artiste et modèle expressionniste.

File:Pablo gargallo-kiki de montparnasse front eh.JPG
Kiki de Montparnasse (1928) par Pablo Gargallo (1881 – 1934). Bronze. Musée du Louvre.
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Alice Prin, dite Kiki de Montparnasse, est une artiste française du courant expressionniste : peintre, poète, chanteuse, … Elle fut aussi le modèle préféré des expressionniste français, peintres, photographes ou sculpteurs.
Elle a vécu de 1901 à 1953.
Son magnifique corps les a inspirés.
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J’apprécie son corps.
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Vous trouverez ici des oeuvres habillées, les nus érotiques sont sur mon Donjon – pour adulte :
Elle a posé pour Julian Mandel, dont elle fut l’inspiratrice.
Julian Mandel est le plus célèbre des photographes expressionnistes français, dont l’oeuvre érotique a été largement diffusé en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Il a adopté la forme de marque-pages ou de cartes postales, faciles à glisser dans les livres ou les sacs.
Actif de 1910 à 1930, il reste anonyme.
Son approche élitiste s’oppose à celle contemporaine et populaire des Biederer studios, également dans mon Donjon.
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Kiki de Montparnasse, par Gustaw Gwozdecki – vers 1920.
File:Gwozdecki - Alice Prin.jpg

Ses Purs Ongles Très Haut Dédiant Leur Onyx

Ses Purs Ongles Très Haut Dédiant Leur Onyx


Stéphane Mallarmé.


Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide: nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est aller puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore).

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.


File:Utamaro Femme se poudrant le cou.JPG


Louise Michel et Victor Hugo, exils croisés.

Louise Michel et Victor Hugo.

On sait peu que Louise Michel fut l’amante de Victor Hugo, à la fin de l’été de 1851 et à l’automne, avant son départ en exil.

Une liaison brève passionnelle. Dans ses carnets, Victor indique une « rencontre » dans un fiacre, payé cinq sous.

On sait encore moins que Louise fut une auteure et une poète, admirée par Victor Hugo et George Clémenceau.

Les deux hommes furent ses soutiens pendant sa déportation en Nouvelle-Calédonie, de 1871 à 1880.

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Edouard Manet, Le fiacre – 1877 1878.

File:Edouard Manet Le fiacre vu de dos.jpg

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Voici un poème de Louise Michel pour Théophile Ferré, son compagnon et amant, exécuté à l’automne 1871 avec Rossel, ministre de la guerre de la Commune.

Il fut écrit au moment de l’exécution. Louise, qui a affronté ses juges et qui a réclamé la mort pour elle-même, vient d’être condamnée à la déportation, elle restera dix ans en Nouvelle-Calédonie, refusant le régime des femmes, défendant les Canaques, ….

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Rouges œillets


Si j’allais au noir cimetière,
Frère, jetez sur votre soeur,
Comme une espérance dernière,
De rouges œillets tout en fleurs.

Dans les derniers temps de l’Empire,
Lorsque le peuple s’éveillait,
Rouge œillet, ce fut ton sourire
Qui nous dit que tout renaissait.

Aujourd’hui, va fleurir dans l’ombre
Des noires et tristes prisons.
Va fleurir près du captif sombre,
Et dis-lui bien que nous l’aimons.

Dis-lui que par le temps rapide
Tout appartient à l’avenir
Que le vainqueur au front livide
Plus que le vaincu peut mourir.

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Edouard Manet, Guerre civile – 1871.

File:Manet.Guerre civile.jpg

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Victor Hugo est un des rares hommes à introduire de l’humanité dans le délire criminel qui saisit les bien-pensants en 1871.

Il aurait assisté au départ des milliers de déporté(e)s vers la Nouvelle-Calédonie. La légende dit qu’enchaînés sur les ponts des bâtiments, avant quatre mois de mer, et le régime du bagne, ils chantent « Le temps des cerises ».

Voici le poème d’écho de Victor Hugo  pour consoler Louise. Leur correspondance durera jusqu’au retour de Louise, fêtée par le peuple :

VIRO MAJOR


Ayant vu le massacre immense, le combat
Le peuple sur sa croix, Paris sur son grabat,
La pitié formidable était dans tes paroles.
Tu faisais ce que font les grandes âmes folles
Et, lasse de lutter, de rêver de souffrir,
Tu disais : ” j’ai tué ! ” car tu voulais mourir.

*
Tu mentais contre toi, terrible et surhumaine.
Judith la sombre juive, Aria la romaine
Eussent battu des mains pendant que tu parlais.
Tu disais aux greniers : ” J’ai brûlé les palais !”
Tu glorifiait ceux qu’on écrase et qu’on foule.
Tu criais : ” J’ai tué ! Qu’on me tue ! – Et la foule
Ecoutait cette femme altière s’accuser.
Tu semblais envoyer au sépulcre un baiser ;
Ton oeil fixe pesait sur les juges livides ;
Et tu songeais pareille aux graves Euménides.

*
La pâle mort était debout derrière toi.
Toute la vaste salle était pleine d’effroi.
Car le peuple saignant hait la guerre civile.
Dehors on entendait la rumeur de la ville.
Cette femme écoutait la vie aux bruits confus
D’en haut, dans l’attitude austère du refus.
Elle n’avait pas l’air de comprendre autre chose
Qu’un pilori dressé pour une apothéose ;
Et, trouvant l’affront noble et le supplice beau
Sinistre, elle hatait le pas vers le tombeau
Les juges murmuraient : ” Qu’elle meure ! C’est juste
Elle est infâme – A moins qu’elle ne soit Auguste ”
Disait leur conscience. Et les jugent, pensifs
Devant oui, devant non, comme entre deux récifs
Hésitaient, regardant la sévère coupable.

*
Et ceux qui, comme moi, te savent incapable
De tout ce qui n’est pas héroisme et vertu,
Qui savent que si l’on te disait : ” D’ou viens tu ? ”
Tu répondrais : ” Je viens de la nuit ou l’on souffre ;
Oui, je sors du devoir dont vous faites un gouffre !
Ceux qui savent tes vers mystérieux et doux,
Tes jours, tes nuits, tes soins, tes pleurs donnés à tous,
Ton oubli de toi-même à secourir les autres,
Ta parole semblable aux flammes des apôtres ;
Ceux qui savent le toit sans feu, sans air, sans pain
Le lit de sangle avec la table de sapin
Ta bonté, ta fierté de femme populaire.
L’âpre attendrissement qui dors sous ta colère
Ton long regard de haine à tous les inhumains
Et les pieds des enfants réchauffés dans tes mains ;
Ceux-la, femme, devant ta majesté farouche
Méditaient, et malgré l’amer pli de ta bouche
Malgré le maudisseur qui, s’acharnant sur toi
Te jetai tout les cris indignés de la loi
Malgré ta voix fatale et haute qui t’accuse
Voyaient resplendir l’ange à travers la méduse.

*
Tu fus haute, et semblas étrange en ces débats ;
Car, chétifs comme tous les vivants d’ici-bas,
Rien ne les trouble plus que deux âmes mêlées
Que le divin chaos des choses étoilées
Aperçu tout au fond d’un grand coeur inclément
Et qu’un rayonnement vu dans un flamboiement.

Victor HUGO, décembre 1871

Edouard Manet, Vive l’amnistie – 14 juillet 1880.

[Pour célébrer l’amnistie des Communards.]

File:Édouard Manet - Vive l'amnistie.jpg